Pour préparer la présentation de ce film, j’ai écouté plusieurs interviews de son réalisateur, Jonathan Millet, que je ne connaissais pas, et j’ai découvert un réalisateur atypique, ouvert sur le monde et dont les propos sont passionnants.
Il est originaire de Chamonix et a fait des études de philosophie puis, pour assouvir sa passion des images, au lieu de faire une école de cinéma, il s’est livré à son autre passion : celle des voyages et de l’inconnu. Il a ainsi visité une 50aine de pays dans la liste des moins visités par les touristes et a réalisé sur place des reportages pour des ONG, c’est ainsi qu’il a appris à filmer des visages, des corps, inscrits dans des espaces particuliers, et à retranscrire des atmosphères par l’image et le son. Il a ensuite été embauché par des banques d’images qui lui ont acheté ses photos rares pour illustrer des articles ou des reportages.
Par la suite il est passé au documentaire, son 1er long métrage documentaire intitulé Ceuta, douce prison, est sorti en 2012 (il avait 27 ans) et a été sélectionné dans une 60aine de festivals, le suivant portait sur des scientifiques en Antarctique. Il passe ensuite au court-métrage de fiction et Les Fantômes est son 1er long métrage de fiction.
Au cours de ses voyages, il a vécu en Syrie, à Alep, en 2005, donc bien avant la guerre, à une époque où le régime de Bachar el Hassad est déjà en place mais où le pays semble encore ouvert, où les touristes sont encore les bienvenus. A cette époque il s’est donc fait des amis sur place, qui avaient une 20aine d’années comme lui, et lorsqu’en 2011, Bachar commence à réprimer son peuple, il vit cela par procuration, à travers les images que ses amis lui envoient avant, pour beaucoup, de s’exiler en Europe, non pas par désir d’Europe, mais pour échapper à un destin tragique.
Le projet des Fantômes était à l’origine un projet documentaire : il avait filmé dans Ceuta un itinéraire de migration, il souhaitait ensuite filmer l’arrivée sur le lieu d’exil, la façon dont se manifeste le trauma enfoui dans le corps de ces exilés, dont il peut être vécu comme un deuil. Or au cours de son travail de documentation sur ce sujet, il a rencontré beaucoup de réfugiés de guerre syriens qui lui ont raconté cette histoire incroyable de cellules secrètes composées de citoyens syriens ordinaires quittant leur pays pour aller traquer en Europe les criminels de guerre exilés. Il est ainsi passé à la fiction mais en s’appuyant sur des témoignages et des faits authentiques.
Vous avez donc compris que le sujet du film est la traque par un réfugié syrien de son ex-bourreau, et je n’ai pas envie de vous en dire beaucoup plus sur le sujet du film – le réalisateur lui-même fait confiance à l’intelligence du spectateur pour qu’il comprenne des éléments sans dialogues – Mais j’aimerais attirer votre attention sur l’importance accordée au son. En effet, si le réalisateur revendique une filiation avec des films comme Conversation secrète de Coppola, ou La vie des autres, de Donnersmarck. Il m’a surtout fait penser à La jeune fille et la mort de Polanski. Autant de films dans lesquels le trauma et la traque passent par l’écoute, mais aussi par l’ensemble des sens, notamment l’odorat, puisque le personnage principal n’a jamais vu son bourreau (et réciproquement) car les prisonniers portaient toujours un sac sur la tête lors des séances de tortures dans les geôles syriennes.
Vous serez sans doute sensibles également à l’intensité des acteurs. Millet n’a pas pu engager des acteurs syriens car le fait de tourner dans ce film aurait mis en danger leurs familles restées en Syrie, ce qui montre à quel point cette guerre est encore d’actualité, et se poursuit y compris sur notre territoire. L’acteur principal, Adam Bessa, qui est franco-tunisien, a donc appris la langue syrienne et l’accent, dans un rôle où il parle peu, car même en Europe, les Syriens réfugiés continuent à se cacher, ne sachant pas si les autres Syriens qu’ils rencontrent sont des alliés ou des ennemis du régime de Bachar. Quant à l’autre acteur principal, Tawfeek Barhom (La conspiration du Caire), qui joue le présumé bourreau, il incarne de façon troublante un personnage calme, discret et poli loin de l’image du tortionnaire qu’il est peut-être, ce qui amène également à s’interroger sur la banalité du mal.
Je vous laisse donc maintenant partager l’enquête et les doutes d’un personnage qui, comme les espions, est condamné à la solitude dans un film âpre et dur mais qui laisse la violence hors champ.
Danièle Mauffrey