La zone d’intérêt, de Jonathan Glazer

 

Jonathan Glazer est né dans une famille juive à Londres. Ce réalisateur issu du clip et de la publicité, fait un film tous les dix ans environ et la thématique de donner la mort est constante dans ses longs métrages jusque là plutôt fantastiques.

Une si longue gestation cinématographique est sans doute à la hauteur des choix artistiques et techniques du film de ce soir, tant dans la construction du récit que dans celle de l’image ou du son.

Jonathan Glazer a toujours su qu’il travaillerait sur la Shoah. La découverte d’une critique du roman éponyme de Martin Amis, La zone d’intérêt va être le point de départ du projet. Mais en réalité le film, vous allez voir, ne gardera qu’un lien éloigné avec le livre, qui se situe du point de vue des tortionnaires.

Une précision, le terme zone d’intérêt désigne l’enceinte de 40 km qui isolait les camps de concentration du reste du monde.

 

Pendant trois ans, le réalisateur et son équipe vont se plonger dans les archives et les récits historiques, ils vont parcourir les témoignages de victimes et de survivants de la Shoah. Les photographies du commandant du camp avec sa femme et leurs enfants qui seront retrouvées au cours des recherches, serviront au chef décorateur, Chris Oddy, pour l’élaboration des décors de la maison et du jardin.

Jonathan Glazer se saisit du témoignage de l’ancien jardinier du couple Höss, qui raconte qu’à l’annonce de la mutation de son mari, Hedwig refusa de quitter la maison où ils coulaient des jours heureux. Il choisit cette note dramatique comme point de départ du film.

Tout au long du récit, Jonathan Glazer cherche à capturer le contraste entre la banalité du quotidien et l’atrocité de l’espace concentrationnaire, le contraste dit-il « entre quelqu’un qui se verse une tasse de café dans sa cuisine et quelqu’un en train d’être assassiné de l’autre côté du mur… » .

Par souci d’authenticité, il va utiliser les procédés de la téléréalité en installant un dispositif de caméras et de micros, dissimulés dans l’habitation et dans le jardin, comme si les acteurs étaient de vrais personnages surveillés à distance. Ce qui fait que les acteurs jouent en permanence, sans savoir quelle scène sera retenue et sans avoir de retour immédiat du réalisateur, qui n’est pas présent sur le plateau.

Rudolf et Hedwig Höss sont incarnés par deux acteurs de langue allemande, Christian Friedel et Sandra Hüller, que vous avez pu voir dans Anatomie d’une chute.

L’image est toujours centrée sur le personnage principal au premier plan avec une faible profondeur de champ : seuls les premiers plans sont nets, tout le reste est flou ou hors du champ de la caméra.

On aperçoit tout au plus quelques éléments du camp à l’arrière plan de la propriété, les barbelés, la cheminée du four crématoire, le mirador ou la partie supérieure de bâtiment de briques du camp.

Peu de scènes évoquent le génocide des Juifs. La scène où deux ingénieurs viennent présenter à Rudolf Höss un nouveau type de fours crématoires plus performant et puis deux autres scènes qui illustrent le pillage systématique des effets personnels des juifs. La première où un prisonnier apporte de la nourriture et un manteau de vison à Hedwig et la seconde où l’ainé des garçons est surpris par son jeune frère, la nuit, en train de contempler des dents en or.

Cette spoliation systématique fait partie du processus d’ « aryanisation » mis en place : tous les biens qui appartiennent aux Juifs doivent être saisis par les Nazis.

L’obsession familiale de la propreté illustre l’idéologie de la race aryenne, perçue comme la race supérieure, qui doit être en conséquence préservée de toute impureté et contamination. Le travail de sélection des plantes et d’éradication des mauvaises herbes par Hedwig dans son jardin, l’élevage des purs sangs par Rudolf Höss sont autant de métaphores qui viennent illustrer la suprématie de la race aryenne.

La zone d’intérêt est presque construit comme un double film : à l’image la retranscription du récit familial et sur la bande son le récit concentrationnaire. Là encore l’univers acoustique du film est le fruit d’un rigoureux travail de recherches, de témoignages et de dessins d’anciens détenus. Il s’est construit avec le soud désigner et chef monteur son Johnnie Burn. Les sons du camp ont été collectés puis intégrés au film après le tournage.

L’équipe son a dessiné une carte pour établir les dispositions et les distances dans le camp, comprendre jusqu’où, et comment les voix humaines portaient. Elle s’est procuré des véhicules d’époque pour avoir le bruit du moteur d’origine, a enregistré des coups de feu tirés à juste distance entre les bâtiments et le jardin des Höss. Ils ont ensuite voyagé dans plusieurs capitales européennes pour enregistrer des passants la nuit dans différents états d’excitation ou de souffrance, sur le Reeperbahn à Hambourg et aussi pendant les manifestations contre la réforme des retraites à Paris. Ils sont allés voir des matchs de football en Allemagne pour enregistrer des cris agressifs. Puis tout cela a été assemblé, pour représenter le plus fidèlement possible le son du meurtre de masse.

Pour son remarquable travail sur le son dans La zone d’intérêt, Johnnie Burn a reçu le prix CST de l’artiste-Technicien (Commission Supérieure Technique de l’image et du son) au festival de Cannes.

Et maintenant place au film !

Doris Orlut

SI SEULEMENT JE POUVAIS HIBERNER , de Zoljargal PUREVDASH – 15 février 2024

 

« SI SEULEMENT JE POUVAIS HIBERNER », de Zoljargal PUREVDASH – 15 février 2024

Présentation de Marion Magnard

 

Zoljargal Purevdash, réalisatrice mongole, est née en 1990 à Oulan-Bator. Pour ceux qui n’ont pas révisé leur géographie, je précise que Oulan-Bator est la capitale de la Mongolie, ce pays du Sud-est asiatique, entre Russie et Chine, grand comme 3 fois la France, mais avec seulement 3 millions 500 000 habitants. Pays natal de l’immense Gengis Kahn, après une longue et tumultueuse histoire, Il est maintenant sous le régime de la Démocratie Populaire depuis la Constitution du 13 janvier 1992

Les Nomades, venus des grands plateaux chercher du travail dans la capitale, trop pauvres pour se loger dans la ville, ont dû dresser leurs tentes hors de l’enceinte, dans le « Quartier des Yourtes » qui héberge 60 % des habitants de la cité. Et ils n’ont que le charbon à brûler pour tenter de lutter contre les moins 35° de l’hiver mongol. La combustion de ce charbon dégage un intense brouillard et une énorme pollution qui provoquent plus la haine que la compassion chez les 40 % mieux lotis.

C’est dans ce quartier des Yourtes où sa mère tient une petite boutique qu’est née et a vécu Zoljargal, très bonne élève, surtout en math et en physique. Elle est passionnée de cinéma « qui peut changer les gens », nous dit-elle. Etudiante très brillante, elle obtient une bourse qui lui permet d’aller étudier le cinéma au Japon.

« Si seulement je pouvais hiberner », joué dans le quartier des Yourtes et par les gamins du quartier, comme ceux avec lesquels jouait la réalisatrice quand elle était enfant, est le premier long métrage de Zoljargal, qui ouvre au Monde un regard pur sur la Mongolie contemporaine. Les plus âgés d’entre nous évoqueront peut être le cinéma réaliste social italien de l’immédiat après guerre, comme le Voleur de bicyclette de Vittorio de Sica en 1948.

Et je pense que nous pouvons remercier les Sélectionneurs du « Certain Regard » au Festival de Cannes 2023, de nous faire découvrir ce film aussi chaleureux que passionnant.

Priscilla, de Sofia Coppola, 25 janvier 2024

PRISCILLA

Sofia Coppola est passionnée par la mode, la photographie et la musique depuis toujours. Son parcours artistique est remarquable, au sens où elle peut aussi bien créer une collection d’accessoires Louis Vuitton, que mettre en scène des opéras lyriques ou réaliser une salle d’exposition pour un musée.

Dans le film de ce soir, qui est très différent du film Elvis de Baz Luhrmann sorti en 2022, elle s’inspire du livre autobiographique de Priscilla Beaulieu-Presley Elvis et Moi, écrit en 1985.

Sofia Coppola y dépeint la vie du King à travers les yeux de sa très jeune épouse. Elle aborde la thématique de la quête identitaire de la jeunesse mais aussi celle de l’héroïne-poupée, enserrée dans une prison dorée comme dans son précédent long métrage Virgin Suicides.

Le film reconstitue le décor très glamour de Graceland, à partir de photographies d’époque fournies par Priscilla Presley et de celles réalisées par William Eggleton au moment où la maison du King a ouvert au public en 1982. Il est tourné en studio à Toronto avec un budget plutôt serré, autour de 20 millions de dollars, contre 85 millions de dollars pour le Elvis de Baz Luhrmann.

Dans une approche à l’esthétique impressionniste, la lumière évolue entre teintes marron en contre-jour et couleurs pastel douces et sucrées très lumineuses qui créent l’atmosphère et illustrent les ressentis de l’héroïne.

Vous n’entendrez aucun titre culte du King puisque la société qui gère l’héritage du chanteur a refusé les droits à Sofia Coppola.

Ainsi la Bande Originale mélange des classiques américains et des parties instrumentales composées par les frères Raphaël et interprétées par le groupe d’Indie pop Phoenix auquel appartient Thomas Mars, le mari de Sofia Coppola. C’est une longue collaboration professionnelle qui unit ces deux-là puisqu’ils se sont rencontrés lors de la préparation de la Bande Originale de son premier long métrage Virgin Suicides, en 1999.

Pour incarner les protagonistes à l’écran, la réalisatrice a choisi deux étoiles montantes de la scène hollywoodienne.

Cailee Spaeny, américaine de 25 ans interprète Priscilla. Elle est peu connue du public et a joué dans des thrillers et des séries de science fiction. Elle a reçu le prix d’interprétation féminine à la Mostra de Venise pour son rôle dans Priscilla.

Jacob Elordi, jeune acteur australien charismatique de 26 ans, interprète Elvis. Propulsé du jour au lendemain au rang de célébrité grâce à la comédie romantique The kissing booth, la cabine à baisers et pour son rôle d’antihéros dans la série non moins américaine Euphoria.

Bonne séance à tous !

 

Winter Break, d’Alexander Payne

Winter break, Alexander Payne

Nous vous proposons ce soir de refermer la parenthèse enchantée des fêtes de fin d’année avec ce film d’Alexander Payne, un réalisateur qui a tourné avec les plus grands acteurs américains (Nicholson dans M. Schmidt, Matt Damon miniaturisé dans Downsizing ou encore Georges Clooney dans The descendants). Ce film nous offre une reconstitution d’un hiver des années 70 dans un prestigieux lycée d’enseignement privé pour garçons de la Nouvelle-Angleterre, reconstitution qui rappelle l’âge d’or du cinéma américain. Et pourtant, malgré cet ancrage américain, il s’inspire d’un film français de 1935 : Merlusse, de Marcel Pagnol, qui raconte l’histoire de quelques lycéens laissés-pour-compte à l’internat. Durant les vacances de Noël, ils doivent faire face au plus redoutable des surveillants, Merlusse, au visage balafré. Or au moment où le réalisateur réfléchissait à ce sujet, il a reçu le scénario d’un épisode pilote pour une série située dans un lycée de garçon. Payne a donc proposé au scénariste d’en faire un long métrage.

Le scénario était situé dans les années 80, Payne l’a situé plus tôt car tous ses films subissent l’influence des années 70, époque où, adolescent, il a vu des tas de films du monde entier. Mais c’est aussi pour s’appuyer sur des éléments autobiographiques. En effet, son père était professeur dans un lycée privé où lui-même a été élève, voici le souvenir qu’il en garde : « J’y ai passé six ans et plusieurs des personnages du film sont des composites de gens que j’ai rencontrés là-bas. C’est un univers tellement à part, on y est confronté à beaucoup de richesse et de privilèges, mais aussi à beaucoup de souffrance. L’adolescence est une phase difficile. ».

Payne nous ramène dans les années 70 non seulement par le décor et l’esthétique mais aussi par la forme, la manière de filmer, notamment au moment du générique avec le grésillement de la bande-son, les couleurs désaturées. Le film a été tourné en numérique mais à toutes les caractéristiques d’un film tourné sur pellicule, comme s’il avait réellement été tourné à cette époque.

Pour interpréter son trio de personnages principaux, il a choisi d’abord Paul Giamatti, qui avait déjà tourné dans Sideways il y a 20 ans et qui a tenu à porter un manteau à Brandebourgs comme en portait son père. Pour le jeune homme, il a fait appel à un débutant, Dominic Sessa, actuellement élève de terminale. Quant à la cuisinière, elle est interprétée par Da’vine John Randolph qui vient d’obtenir le Golden Globe de la meilleure actrice dans un 2nd rôle pour sa prestation dans ce film, alors que Giamatti a obtenu celui de meilleur acteur dans une comédie. .

Un mot sur le titre : figurez-vous que « Winter break » est la version française du titre original : « The Holdovers ». « Winter break » met l’accent sur le contexte alors que l’original, que l’on peut traduire par « ceux qui restent », met en lumière les personnages principaux. Parions que vous allez vous attacher à ce trio de mal-aimés et de solitaires, à travers ce film qui commence comme une caricature mais se termine tout en tendresse et en subtilité!

Le Théorème de Marguerite, d’Anna Novion, 21 décembre 2023

Le Théorème de Marguerite, d’Anna Novion

21 décembre 2023

Présentation de Marion Magnard

 

Anna NOVION, réalisatrice franco-suédoise, est née à Paris en 1979. Sa mère est suédoise, son père travaille dans le Cinéma, il est directeur de la Photographie.

Anna a 20 ans quand une grave maladie l’oblige à rester cloîtrée loin de ses amis et elle estime que c’est cet éloignement qui a provoqué un décalage entre elle et les gens de son âge. Est-ce pour cela qu’elle tombe amoureuse d’un acteur français Jean Pierre Darroussin, de 26 ans son aîné ? Il hésite à l’épouser, elle est si jeune et il a déjà 2 grandes filles d’un précédent mariage, et qui ont presque son âge… Il présente Anna à son groupe d’amis Guédiguian – Ascaride, qui l’accueille à bras ouverts. «  Elle a une réelle maturité, nous dit il, et moi il est vrai que je suis resté très gamin ». Ils se marient et leur petit Vincent a maintenant 8 ans.

Anna a tourné 3 courts métrages assez remarqués, puis 2 films primés dans des festivals, « Les grandes Personnes » et « Rendez vous à Kiruna ». Et elle a une autre passion que le cinéma, le jeu de Mah Jong.

Pour son 3ème long métrage, elle aimerait étudier l’histoire d’une très jeune fille qui n’a qu’une passion, les   Mathématiques. Elle demande à un ami, professeur à l’Ecole Normale supérieure, de lui faire connaitre un mathématicien susceptible de lui servir de conseiller et c’est ainsi qu’elle rencontre Ariane MEZARD.

Ariane MEZARD, professeur à la Sorbonne spécialiste de la géométrie arithmétique et Anna NOVION sympathisent immédiatement, toutes deux bienveillantes et curieuses de tout. Et ensemble elles constatent que Cinéma et Mathématiques ne sont pas des domaines étrangers, ils ont en commun d’être des oeuvres de création et de travail en équipe.

De l’écriture au tournage, Ariane et toute son équipe de chercheurs ont participé à la réalisation du film et ont même prêté leurs locaux. Les équations que vous verrez dans le film sont celles-là mêmes qui font l’objet de leur étude. Ne supportant pas la moindre erreur ils voulaient écrire eux-mêmes les équations aux tableaux, ce que les 3 acteurs principaux leur disputaient.

Ces 3 acteurs, ce sont Ella RUMPF, que vous avez déjà découverte en étudiante véto dans « Grave » de Julia Ducournau, Jean Pierre Darroussin le professeur, et l’étudiant charmeur Julien Frison. Ils voulaient absolument imposer leurs marques et se faisaient bombarder de morceaux de craies par les chercheurs outrés par leurs approximations…

Et je crois que l’on peut dire qu’Anna Novion a su rendre cinématographiques les Mathématiques !