Archives mensuelles : septembre 2024

Emilia Perez, de Jacques Audiard

Emilia Perez, Jacques Audiard

On ne présente plus Jacques Audiard, aujourd’hui âgé de 72 ans et qui est parvenu, depuis qu’il a commencé sa carrière en 1994 avec Regarde les hommes tomber, à se faire un prénom dans le monde du cinéma. On ne le présente plus, et en même temps il n’en finit pas de nous surprendre, tant ses films sont différents les uns des autres à bien des égards. Il ne cesse en effet de revisiter les genres cinématographiques, c’était le cas par exemple avec Les frères Sisters, dans lequel il s’était emparé du western ; avec Emilia Perez, il ne recule devant rien puisqu’il il se lance dans un mélange entre film de narcos, film queer et comédie ou plutôt drame musical.

Le projet remonte à 2019, Audiard avait alors en tête le projet d’une comédie musicale qui se déroulerait dans le milieu des trafiquants de drogue et des go fast. C’est ensuite la lecture d’un roman qui lui donne l’idée du personnage principal : un narcotrafiquant massif et cruel qui se demande « si l’on peut vraiment être un autre ». La 1ère version d’Emilia Perez est non pas un scénario, mais un livret d’opéra, en 5 actes. Il faut maintenant trouver un musicien qui écrira la musique et les paroles des chansons et il en contacte plusieurs :

  • Tom Waits décline par peur de la masse de travail que représente le projet
  • Nick Cave fait de même car son agenda est surchargé
  • Chilly Gonzales , très enthousiasmé, compose aussitôt quelques chansons en anglais mais donne une condition : il refuse de retoucher ses propositions (ce qui ne convient pas à Audiard)

Il retravaille ensuite le livret avec son compagnon de route, Thomas Bidegain, et tous 2 se demandent peu à peu s’il s’agit d’un opéra ou d’un film. Un de ses amis producteurs lui donne le nom du musicien qui a réalisé les arrangements d’Annette, de Leos Carax. Il s’appelle Clément Ducol et Audiard est tout de suite séduit par la culture et le talent du jeune homme. Il ne reste plus qu’à trouver quelqu’un qui écrive les paroles des chansons, Clément Ducol propose sa compagne, elle s’appelle Camille ! A partir de là, le projet de film est sur les rails. Les 4 compères, accompagnés d’une répétitrice mexicaine travaillent, écrivent, font des maquettes dans lesquelles Camille fait toutes les voix et devient hantée par le personnage d’Emilia Perez.

L’épreuve de vérité a lieu quelques mois plus tard, à Mexico, où ont lieu les repérages. Un lieu qui enchante le réalisateur mais qui soulève de nombreuses interrogations : questions pratiques : Peut-on faire chanter des comédiens en direct au milieu d’un tel chaos ? questions éthiques : un Français peut-il tourner sur les terres des narcotrafiquants et s’emparer d’un sujet qui traumatise la société mexicaine , dans un pays où les violences faites aux femmes sont innombrables. Audiard envoie au Mexique une sorte de podcast : une version sonore du scénario avec dialogues, musiques et chansons. Finalement le projet est validé par l’équipe mexicaine, plus gênée par des séries comme Narcos, qui rendent les narco-trafiquants glamour, que par cette approche. La bande-son est retravaillée là-bas pour mieux coller à la culture mexicaine, mais désormais se pose la question du choix des acteurs : chanteurs ? danseurs ? transgenre ? Audiard rencontre plusieurs actrices transgenre à Mexico, et finit par tomber sur Karla Sofia Gascon, qui était déjà acteur avant d’être actrice, et pour qui la question de la transidentité était secondaire par rapport à son métier.

Finalement le tournage ne se fera pas au Mexique: tout est tourné en studio à Paris, ce qui est une façon de revenir au genre de l’opéra, avec la nécessité, contrairement aux habitudes d’Audiard, de faire beaucoup de répétitions pour caler la danse, la musique et le jeu. Après tant d’années à regarder les hommes tomber, Audiard détourne donc son regard et regarde les femmes lutter, sans doute une réussite sur ce point puisque ses 4 actrices principales ont reçu un prix d’interprétation collectif. Un film qui ne manque pas d’audace, n’a pas peur de l’outrance, du baroque – flamboyant comme son affiche, et qui peut emporter ou agacer, à vous de voir ce que vous en pensez !

Les fantômes , de Jonathan Millet

 

Pour préparer la présentation de ce film, j’ai écouté plusieurs interviews de son réalisateur, Jonathan Millet, que je ne connaissais pas, et j’ai découvert un réalisateur atypique, ouvert sur le monde et dont les propos sont passionnants.

Il est originaire de Chamonix et a fait des études de philosophie puis, pour assouvir sa passion des images, au lieu de faire une école de cinéma, il s’est livré à son autre passion : celle des voyages et de l’inconnu. Il a ainsi visité une 50aine de pays dans la liste des moins visités par les touristes et a réalisé sur place des reportages pour des ONG, c’est ainsi qu’il a appris à filmer des visages, des corps, inscrits dans des espaces particuliers, et à retranscrire des atmosphères par l’image et le son. Il a ensuite été embauché par des banques d’images qui lui ont acheté ses photos rares pour illustrer des articles ou des reportages.

Par la suite il est passé au documentaire, son 1er long métrage documentaire intitulé Ceuta, douce prison, est sorti en 2012 (il avait 27 ans) et a été sélectionné dans une 60aine de festivals, le suivant portait sur des scientifiques en Antarctique. Il passe ensuite au court-métrage de fiction et Les Fantômes est son 1er long métrage de fiction.

Au cours de ses voyages, il a vécu en Syrie, à Alep, en 2005, donc bien avant la guerre, à une époque où le régime de Bachar el Hassad est déjà en place mais où le pays semble encore ouvert, où les touristes sont encore les bienvenus. A cette époque il s’est donc fait des amis sur place, qui avaient une 20aine d’années comme lui, et lorsqu’en 2011, Bachar commence à réprimer son peuple, il vit cela par procuration, à travers les images que ses amis lui envoient avant, pour beaucoup, de s’exiler en Europe, non pas par désir d’Europe, mais pour échapper à un destin tragique.

Le projet des Fantômes était à l’origine un projet documentaire : il avait filmé dans Ceuta un itinéraire de migration, il souhaitait ensuite filmer l’arrivée sur le lieu d’exil, la façon dont se manifeste le trauma enfoui dans le corps de ces exilés, dont il peut être vécu comme un deuil. Or au cours de son travail de documentation sur ce sujet, il a rencontré beaucoup de réfugiés de guerre syriens qui lui ont raconté cette histoire incroyable de cellules secrètes composées de citoyens syriens ordinaires quittant leur pays pour aller traquer en Europe les criminels de guerre exilés. Il est ainsi passé à la fiction mais en s’appuyant sur des témoignages et des faits authentiques.

Vous avez donc compris que le sujet du film est la traque par un réfugié syrien de son ex-bourreau, et je n’ai pas envie de vous en dire beaucoup plus sur le sujet du film – le réalisateur lui-même fait confiance à l’intelligence du spectateur pour qu’il comprenne des éléments sans dialogues – Mais j’aimerais attirer votre attention sur l’importance accordée au son. En effet, si le réalisateur revendique une filiation avec des films comme Conversation secrète de Coppola, ou La vie des autres, de Donnersmarck. Il m’a surtout fait penser à La jeune fille et la mort de Polanski. Autant de films dans lesquels le trauma et la traque passent par l’écoute, mais aussi par l’ensemble des sens, notamment l’odorat, puisque le personnage principal n’a jamais vu son bourreau (et réciproquement) car les prisonniers portaient toujours un sac sur la tête lors des séances de tortures dans les geôles syriennes.

Vous serez sans doute sensibles également à l’intensité des acteurs. Millet n’a pas pu engager des acteurs syriens car le fait de tourner dans ce film aurait mis en danger leurs familles restées en Syrie, ce qui montre à quel point cette guerre est encore d’actualité, et se poursuit y compris sur notre territoire. L’acteur principal, Adam Bessa, qui est franco-tunisien, a donc appris la langue syrienne et l’accent, dans un rôle où il parle peu, car même en Europe, les Syriens réfugiés continuent à se cacher, ne sachant pas si les autres Syriens qu’ils rencontrent sont des alliés ou des ennemis du régime de Bachar. Quant à l’autre acteur principal, Tawfeek Barhom (La conspiration du Caire), qui joue le présumé bourreau, il incarne de façon troublante un personnage calme, discret et poli loin de l’image du tortionnaire qu’il est peut-être, ce qui amène également à s’interroger sur la banalité du mal.

Je vous laisse donc maintenant partager l’enquête et les doutes d’un personnage qui, comme les espions, est condamné à la solitude dans un film âpre et dur mais qui laisse la violence hors champ.

Danièle Mauffrey